Guillaume Mazauric

Mai 2020 Casa Velasquez

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En 2018 j’ai pu me rendre à Madrid et visiter le Prado pour la première fois où j’ai été fortement impressionné par l’impact plastique des tableaux de Greco. Cet intérêt s’est renforcé lors de ma visite de la rétrospective qui lui a été consacrée au Grand Palais en janvier 2020, à la lumière d’un tournant opéré dans ma pratique depuis environ un an.

Mon travail se focalise depuis plusieurs années sur les perspectives plastiques et poétiques ouvertes par les nouveaux médias et les pratiques contemporaines de l’image. Pendant longtemps je me suis concentré sur la constitution d’un atlas de formes et de types d’images représentatives des singularités de ces pratiques (photographie « amateur », montages, imagerie de synthèse,…). Depuis un an je travaille avec une variété de programmes d’intelligence artificielle appelés réseaux antagonistes génératifs ou G.A.N. dont un usage répandu est la génération de contenus multimédia (images, videos, sons, textes, etc.). Un des procédés que j’affectionne particulièrement est la synthèse sémantique d’image (cf. page 06 ). Sommairement il s’agit de dessiner sur une toile virtuelle des surfaces à partir d’une palette où les couleurs correspondent à des concepts simples (personnages, objets communs, éléments de paysage). Le programme va générer le contexte et les textures de ces éléments, produisant un rendu «photographique» à ceci près que rien ne colle vraiment à la réalité, produisant un hiatus entre vraisemblance et ressemblance. En effet les résultats obtenus grâce à ces programmes créent un sentiment confus de familiarité et d’étrangeté avec les formes qu’ils produisent. Si les textures, les formes et les environnements sont «photoréalistes», ce que nous voyons reste invraisemblable. Ces images apparaissent comme une langue étrangère visuelle, un aperçu du monde vu par des machines. Peindre à partir de ces images représente une opportunité autant qu’un défi plastique passionnant, car elles autorisent une approche figurative tout en éludant la problématique du sujet et de la narration. Le sujet devient l’image elle- même et non pas son contenu.

Projet-Residence-Casa-Velasquez-Mazauric-2020.pdf

On peut voir dans la façon dont opèrent ces programmes une affirmation du cadre du tableau (en informatique la zone de rendu bidimensionnelle est justement nommée le « canvas » ) comme un contexte plastique, et non comme un espace mimétique. Le parallèle avec la peinture de Greco me paraît frappant à travers la préférence manifeste qu’il accorde aux composants proprement plastiques et picturaux par rapport au réalisme mimétique ; complexité des compositions, expressivité de la touche, acidité des couleurs, absence de perspective.

Projet de résidence

Greco a commencé sa carrière comme peintre d’icônes, suivant la tradition byzantine avant de voyager pour poursuivre sa formation en Italie, Venise notamment, puis Tolède où son style s’affirmera. Cet héritage de l’icône est fécond pour interpréter les particularités de sa peinture, notamment l’idée du tableau comme un plan ou un contexte bidimensionnel transitoire entre le monde divin et le monde mortel, empruntant aux deux mondes sans en être le reflet servile, ayant sa propre logique, son autonomie. L’image comme le dit Marie-Josée Mondzain1 est à la fois chose et non-chose, instaurant une surface limite entre présence et absence ayant néanmoins une autonomie plastique singulière, une force énergétique indépendante du représentant et du représenté.

Cette force énergétique de l’image est une caractéristique de l’art maniériste par opposition au classicisme. L’observation stricte de la perspective cède la place à un espace indéfini et morcelé, l’anatomie humaniste est abandonnée au profit des torsions impossibles des figures et du mouvement, les motifs ne sont plus empruntés uniquement à la nature mais à l’histoire de l’art elle-même, autoréférenciation proprement moderne affirmant l’autonomie de l’art.

La synthèse sémantique d’image procède d’une dynamique d’autoréférenciation similaire qu’elle introduit de façon assez nouvelle et singulière dans le champ de la photographie. Le mécanisme d’apprentissage automatique de ces programmes nécessite en effet de les entraîner à partir de corpus d’images importants (appelés datasets) où l’algorithme doit reconnaître et distinguer les objets qui composent les images de référence. Une fois entraîné, le programme devient capable de générer de nouvelles images, suivant une infinité de combinaisons possibles. Les résultats ainsi obtenus ne sont pas des photographies mais des simulations de photographies à partir de la juxtaposition de surfaces colorées dans un plan bidimensionnel, instaurant une zone transitoire cette fois-ci entre monde réel (emprunte photographique) et monde virtuel (simulation).

Mon projet est de travailler et de comprendre par le prisme des nouveaux outils que j’utilise la logique des compositions de Greco, la dynamique interne des plans de figuration qu’il instaure. Les tableaux qui m’intéressent particulièrement sont ceux de la série sur la vie du Christ pour leur présence exceptionnelle et la définition si spéciale et étrange du plan d’apparition des figures et des éléments qui les composent. À ce stade de mes recherches impliquant les nouvelles technologies précédemment citées, je pense avoir besoin de dépasser la seule expérimentation et de mettre en place une approche de composition solide tirant parti des spécificités de cette méthode, et Greco me semble être un point de départ intéressant.

Attentes

En 2017 j’avais déjà présenté ma candidature pour une résidence de 3 mois à la Casa Velasquez avec le projet d’engager un travail de recherche et d’expérimentation picturale sur la peinture espagnole du XVIIe siècle et plus particulièrement sur le tableau « Les Ménines » de Diego Velasquez, chef-d’œuvre incontournable de la collection du Prado opérant une synthèse magistrale des enjeux et transformations de l’image dans le monde occidental à cette époque. Mon postulat était que les problématiques picturales du Siècle d’or (iconoclasme, instauration du tableau et de la « nouvelle image », autonomie de l’œuvre d’art) trouvaient un écho particulier de nos jours. J’espérais à travers l’étude de ce tableau et d’autres trouver les ressources nécessaires à l’amélioration de mes propres pratiques de composition, de ma touche et profiter de conditions matérielles et temporelles favorables à la recherche et au développement de ma pratique artistique. Ces attentes sont intactes et même renforcées, ayant depuis effectué une autre résidence en Belgique où j’ai pu apprécier les bénéfices que représentent ce type d’expérience pour un artiste. Cela m’a également permis de préciser les moyens que je souhaite mettre en œuvre. Ma visite du Prado ainsi que de la rétrospective Greco et les évolutions dans ma pratique me poussent de nouveau à rechercher un temps de résidence pour mettre en regard mon approche des usages contemporains de l’image avec celle des maîtres de peinture du Siècle d’or espagnol.

Synthèse sémantique d’images

Une des méthodes que j’utilise principalement pour préparer mes images est la «synthèse sémantique d’images». Techniquement il s’agit de dessiner des plages de couleurs auxquelles correspondent des concepts simples (personnages, objets communs, éléments de paysage) et le programme va générer le contexte et les textures de ces éléments.

Le programme d’apprentissage machine utilisé pour composer ces visuels s’appelle SPADE et a été développé par NVidiaLabs et le MIT.

Conversion de texte vers une image

Une autre méthode est la conversion de texte vers une image, qui consiste très prosaïquement à écrire un texte afin de générer une image. Les résultats de cette méthode m’intéressent pour leur étrangeté à la limite de l’abstraction. La fidélité à la phrase écrite n’est pas le but recherché (et heureusement…) mais plutôt les possibilités esthétiques et plastiques des résultats obtenus.

Le programme AttnGAN que j’utilise a été développé initialement par Tao Xu pour Microsoft research.

Génération de styles d’images

Plutôt que des styles d’images, les programmes StyleGAN et BigGAN permettent de générer des images à partir de catégories de sujets.
Ces programmes ont été développés par NVidia et DeepMind.

En conclusion j’aimerais citer deux extraits de textes qui ont eu une forte influence sur ma réflexion et mon travail. Il s’agit d’un texte de Jorge Luis Borgès et du commentaire qu’en fait Jean-François Lyotard.

[…] En ce temps-là, le monde des miroirs et le monde des hommes n’étaient pas, comme maintenant, isolés l’un de l’autre. Ils étaient, en outre, très différents ; ni les êtres ni les couleurs ni les formes ne coïncidaient. Les deux royaumes, celui des miroirs et l’humain, vivaient en paix ; on entrait et on sortait des miroirs. Une nuit, les gens du miroir envahirent la terre. Leur force était grande, mais après de sanglantes batailles, les arts magiques de l’Empereur Jaune prévalurent. Celui-ci repoussa les envahisseurs, les emprisonna dans les miroirs et leur imposa la tâche de répéter, comme en une espèce de rêve, tous les actes des hommes. Il les priva de leur force et de leur figure et les réduisit à de simples reflets serviles. Un jour, pourtant, ils secoueront cette léthargie magique. […]

Extrait de la nouvelle «Les animaux des miroirs» tirée du Livre des êtres imaginaires de J.L. Borgès.

La révolte des choses représentées, sera-ce un monde sans miroir, sans théâtre et sans peinture ? Non et oui. Ce qui est en cause est la surface de séparation, la limite que forme l’écran plastique ou qu’enserre le cadre de la scène. Vous pensez cette limite, cette barre en termes de représentation, mais pensez-la aussi en termes d’économie libidinale. En supposant l’autonomie des créatures du miroir, Borgès ne propose pas une méditation, déjà mille fois faite depuis le Parménide, première partie, sur l’isomorphisme et l’hétéromorphisme du représentant et du représenté ; il imagine ces êtres comme des forces, et cette barre comme un barrage ; il imagine que l’Empereur, le Despote en général, ne peut garder sa place qu’à condition de refouler les monstres et de les contenir par- delà ce mur transparent. L’existence du sujet ne tient qu’à cette paroi, qu’à l’asservissement des puissances fluides et létales, refoulées de l’autre côté, à la fonction de le représenter. La représentation est ainsi supposée être un dispositif énergétique, dont la ruine serait celle du sujet et du pouvoir. […]

Extrait du texte Economie libidinale du dandy de J.F. Lyotard, premier chapitre «L’invasion».

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