Guillaume Mazauric

Avril 2021 Dossier artistique

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Texte Ismael martin

Miroir, mon beau miroir… Ouverture des portes de l’espoir comme du désespoir. À lecture rapide des œuvres de Guillaume Mazauric, nous serions tentés de dire : rien à voir avec l’histoire. Une remise en contexte s’impose. Dans le livre Blanche-Neige des frères Grimm, le miroir magique porte le costume de la vérité et ne laisse aucune place au mensonge face aux interrogations récurrentes de la reine. C’est d’ailleurs sur ce principe même que repose l’intrigue du conte.

Transposée dans celle que nous raconte, à travers ses peintures et installations, Guillaume Mazauric, cette intrigue, si elle est bien le reflet de nos préoccupations, enfile un tout autre costume. Ici, la vérité s’est effacée, et si reine il y avait, elle se serait perdue dans le déroulement du fil d’actualité d’un réel fantasmé, qui apparaitrait sous nos yeux comme brouillé voir crypté, tant il revêt désormais les habits vendus par le monde merveilleux de l’artificialité. À l’inverse même du miroir de notre reine-sorcière, Guillaume Mazauric n’a pas ici l’ambition de répondre à une question mais plutôt d’apporter son interprétation. Nulle vérité générale n’émanera donc ni des œuvres de l’artiste, ni de ce texte prétexte à en décrire le contexte. Dans Blanche-Neige, ce qui pousse la reine à questionner quotidiennement son objet magique renvoie à l’image on ne peut plus contemporaine du sujet de la beauté et de sa subjectivité pesante, et plus largement du souci des apparences. Autrement dit, de l’image renvoyée au commun des mortels. D’images et de reflets, il en est également sujet dans la nouvelle Animaux des miroirs, tiré du Livre des êtres imaginaires de Jorge Luis Borges, qui inspire encore aujourd’hui fortement l’oeuvre de notre artiste peintre. Une nouvelle dans laquelle, plongés dans des temps anciens, deux royaumes qui communiquaient autrefois en paix, celui des humains et celui des miroirs, se livrent de sanglantes batailles afin que les uns prennent le contrôle sur les autres et les enferment dans un état léthargique. Aussi fantastique que machiavélique.

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L’oeuvre plurielle de Guillaume Mazauric fait appel à l’intelligence artificielle. Les images sont générées par un logiciel-outil et font état de croquis. Piochés au cœur d’une liste de mots basiques, les éléments sont manipulés, associées et assemblés au gré des volontés de l’artiste. Une table peut ainsi côtoyer un paquebot, une plante, un avion, une banane, une voiture ou encore une ceinture. Leurs apparences déformées et mouvantes animent chaque tableau et offrent perspective et relief, sur un fil entre réalisme et surréalisme. Le tout pour toujours mieux servir une sorte de cataclysme du narcissisme. La création d’un horizon vient renforcer la conception d’un espace compréhensible et structurer notre interprétation. La peinture, par ses couleurs et effets, nous accompagne sur la piste d’un rendu à la fois expressionniste et futuriste. Analyste. C’est une révolution des images que nous dépeint donc l’artiste. Les formes représentées sont mutantes, tantôt crispantes tantôt apaisantes. Ces créatures font état d’un moment clé qui suggère l’emballement physique incontrôlé de l’expérience de la réalité. Comme pour mieux nous suggérer que le pouvoir des images n’aurait dû en aucun cas être sous-estimé. La rumeur est libérée, le processus déjà enclenché, nous entendons presque les monstres gronder.

Textes planches

5 :

L’expérience du monde peut être décevante par rapport à la représentation que l’on s’en ferait ou qui nous serait transmise. Fort heureusement on peut faire l’économie de l’expérience. Par exemple dans un océarium, spectacle du monde marin, monde parallèle au monde terrestre. On s’épargne l’expérience réelle contraignante que la plongée implique. Un spectacle tellement en équilibre entre la réalité et la représentation des abysses qu’elle en devient vertigineuse. Immersion dans une autre dimension où les êtres deviennent les signes d’eux-mêmes.

Mimesis, PCP, st Nazaire, 2019 ©Gregory Valleton

6 : (nouvelle de Borges)

« Dans quelque volume des Lettres édifiantes et curieuses qui parurent à Paris pendant la première moitié du XVIII° siècle, le P. Zallinger, de la Compagnie de Jésus, commença un examen des illusions et erreurs des gens de Canton; dans un recensement préliminaire il nota que le Poisson était un être fugace et resplendissant que personne n’avait touché, mais que beaucoup prétendaient avoir vu au fond des miroirs. Le P. Zallinger mourut en 1736 et le travail commencé sous sa plume resta inachevé; cent cinquante ans plus tard, Herbert Allen Giles reprit la tâche interrompue.

D’après Giles, la croyance au Poisson fait partie d’un mythe plus ample, qui se réfère à l’époque légendaire de l’Empereur Jaune.

En ce temps-là, le monde des miroirs et le monde des hommes n’étaient pas, comme maintenant, isolés l’un de l’autre. Ils étaient, en outre, très différents; ni les êtres ni les couleurs ni les formes ne coïncidaient. Les deux royaumes, celui des miroirs et l’humain, vivaient en paix; on entrait et on sortait des miroirs. Une nuit, les gens du miroir envahirent la terre. Leur force était grande, mais après de sanglantes batailles, les arts magiques de l’Empereur Jaune prévalurent. Celui-ci repoussa les envahisseurs, les emprisonna dans les miroirs et leur imposa la tâche de répéter, comme en une espèce de rêve, tous les actes des hommes. Il les priva de leur force et de leur figure et les réduisit à de simples reflets serviles. Un jour, pourtant, ils secoueront cette léthargie magique.

Le premier qui se réveillera sera le Poisson. Au fond du miroir nous percevrons une ligne très ténue et la couleur de cette ligne sera une couleur qui ne ressemblera à aucune autre. Après, les autres formes commenceront à se réveiller. Elles différeront peu à peu de nous, nous imiteront de moins en moins. Elles briseront les barrières de verre ou de métal et cette fois elles ne seront pas vaincues. Avec les créatures des miroirs combattront les créatures de l’eau.

Dans le Yunnan on ne parle pas du Poisson mais du Tigre du Miroir. D’autres pensent qu’avant l’invasion nous entendrons au fond des miroirs une rumeur d’armes. »

J.L. Borges, Animaux des miroirs, in Le Livre des êtres imaginaires, 1967

7 :

L’ordinateur est comme un carnet de croquis. Simplement la palette d’outils et les enjeux du travail préparatoire ou de l’esquisse ne sont plus limités aux crayons, sanguines et fusains et à l’observation de la nature car le monde visible ne se résume plus à ce qui est sous nos yeux. Une bonne partie de ce qui nous parvient du monde visible passe par la médiation d’écrans, de réseaux, de flux d’informations visuelles. Les outils du peintre doivent s’adapter en conséquence.

Logiciels de PAO, collections et flux d’images numériques, modélisation, code informatique, algorithmes génératifs, intelligence artificielle… Autant d’instruments qui s’ajoutent aux outils traditionnels du dessin d’observation et de l’étude. Tout ce qui peut se voir peut être peint.

8 :

Les dessins, peintures, images et installations qui composent ce dossier représentent la tension entre ressemblance et étrangeté. Comme dans la fable de Borges, elles s’attachent à mettre en scène la contamination et le recouvrement des expériences sensibles par leurs apparences, celles-ci prenant leur revanche sur une défaite ancienne.

9 :

Les réseaux génératifs antagonistes (GAN) ou quand les machines font de la peinture. Entraîné à reconnaître les composants, figures et décors, répertoriés dans le dataset COCO (Common Objects in COntext) l’algorithme d’apprentissage machine SPADE des laboratoires Nvidia (un important fabricant de cartes graphiques) permet de créer des scènes « photoréalistes » de toutes pièces à partir de distributions sommaires de zones colorées correspondant à des notions communes (personnages, animaux, ciels, objets). Un autre algorithme, AttnGAN, permet de créer des images à partir de textes. StyleGAN et BigGAN permettent de générer des images en grande quantité à piocher dans les milliers de termes répertoriés dans leurs datasets. Les signes linguistiques et iconiques s’associent sans jamais que la réalité soit convoquée directement, elle n’est plus qu’un intermédiaire, un support auquel il sera sous peu inutile de faire appel. Les signes se répliquent eux-mêmes, le référé s’affranchit progressivement du référent.

Ce qui ressort des résultats encore balbutiants offerts par ces programmes, c’est un sentiment confus de familiarité et d’étrangeté avec les formes qu’ils produisent, aucune véritable équivalence dans la réalité, aucune ressemblance avérée. Les textures, les formes, les environnements sont pourtant «photoréalistes», ce que nous voyons c’est la photographie de quelque chose qui n’existe pas, la simulation d’une photographie. Ces images apparaissent comme une langue étrangère visuelle, un aperçu de notre monde vu par des machines.

 

10 :

La sollicitation constante des facultés cognitives (même pendant le sommeil parfois), conscience et regard, produit comme un état de choc permanent qui fatigue, trouble, abîme ces facultés humaines essentielles. Il n’est pas étonnant dès lors qu’elles soient fragilisées, dissonantes, facilement manipulables.

11 :

« Aujourd’hui sous l’apparence du contraire nous sommes toujours des iconoclastes, nous détruisons les images mais d’une autre façon en les accablant de signification. Nous tuons les images par le sens. Il y a dans Borges une fable qu’il intitule « Le peuple des miroirs » l’idée que derrière chaque ressemblance ou représentation il y a un ennemi vaincu, une singularité défaite, un objet mort et les iconoclastes l’avait bien vu qui pressentaient dans les icônes une manière de faire disparaître Dieu […] aujourd’hui de toute façon ce n’est plus Dieu mais nous qui disparaissons derrière les images. »

Jean Baudrillard, la violence faite aux images. Extrait de conférence, 2004

12 :

La peinture et le dessin sont de bonnes réponses stratégiques aux images et messages qui nous assaillent. Ces pratiques jouent un peu le même rôle pour le regard que la méditation pour l’esprit. Elles incitent à regarder quelque chose ou son image afin d’en apprécier ses caractéristiques plastiques (couleur, lumière, texture, volume) et pas son sujet ou son contenu. Cet effet de déplacement de l’attention et du regard permet d’y voir plus clair et de reconnecter un sujet de la représentation à ces facultés dont les machines sont de plus en plus les légataires (À quoi bon regarder ce que je peux photographier ? À quoi bon écouter ce que je peux enregistrer ? etc.)

14 :

Les GANs sont déjà utilisés par les artistes dans une large mesure et on rencontre malheureusement des approches douteuses dans le sens où elles tendent à défendre un art «libéré» des artistes, produit entièrement par des intelligences artificielles. Au contraire, déléguer une activité humaine à des dispositifs techniques comme les IA est une forme de soumission alors que l’appropriation de ces dispositifs permet de s’en émanciper et d’étendre notre puissance d’agir.

15 :

L’emballement de la prolifération des signes visuels et le recouvrement des expériences par les représentations n’est pas qu’un problème théorique. C’est aussi un problème éthique, esthétique, spirituel, ontologique, politique. Un vaste problème qui à force d’être ignoré ou mal posé devient de plus en plus menaçant tant les solutions aux crises réelles auxquelles nous faisons face aujourd’hui se heurtent à des problèmes de représentation, en premier lieu celle que les sujets de la représentation ont d’eux-mêmes. Peut-être est-il plus urgent avant de changer le monde – c’est à dire changer les autres – de se regarder soi-même bien en face et d’essayer de s’améliorer un jour après l’autre, entreprise autrement plus complexe. Et impossible si l’on se perçoit d’emblée comme parfait et donc prompt à détruire ce qui contredirait ce fait indiscutable. Miroir, mon beau miroir…

16 :

« La révolte des choses représentées, sera-ce un monde sans miroir, sans théâtre et sans peinture ? Non et oui. Ce qui est en cause est la surface de séparation, la limite que forme l’écran plastique ou qu’enserre le cadre de la scène. Vous pensez cette limite, cette barre en termes de représentation, mais pensez-la aussi en termes d’économie libidinale. En supposant l’autonomie des créatures du miroir, Borgès ne propose pas une méditation, déjà mille fois faite depuis le Parménide, première partie, sur l’isomorphisme et l’hétéromorphisme du représentant et du représenté ; il imagine ces êtres comme des forces, et cette barre comme un barrage ; il imagine que l’Empereur, le Despote en général, ne peut garder sa place qu’à condition de refouler les monstres et de les contenir par-delà ce mur transparent. L’existence du sujet ne tient qu’à cette paroi, qu’à l’asservissement des puissances fluides et létales, refoulées de l’autre côté, à la fonction de le représenter. La représentation est ainsi supposée être un dispositif énergétique, dont la ruine serait celle du sujet et du pouvoir. […]»

Extrait du texte Economie libidinale du dandy de J.F. Lyotard, premier chapitre «L’invasion».

17 :

Une peinture c’est tout le contraire d’une simulation. C’est une opération sur la matière, une sublimation au sens alchimique du terme, une transmutation. Ce n’est pas une reproduction, une captation ou une simulation du réel donné. C’est un fait singulier. C’est la spécificité de ce médium et son aptitude particulière à résister et échapper à l’oubli et l’absence propres aux flux sidérant des signes linguistiques et iconiques.

C’est dommage si le dessin et la peinture deviennent l’affaire des spécialistes. Du coup on n’y touche plus, on n’ose pas, on a peut-être peur d’être jugé. « Je suis nul en dessin », « La peinture ? Trop de technique, trop d’histoire de l’art… », etc. Mais ce n’est pas très grave, les hobbyistes trouvent d’autres voies d’une richesse et d’une vitalité passionnantes, pour preuve les pratiques amateures de plus en plus répandues de graphisme et de photomontage qui témoignent de la nécessité intacte de fabriquer ses propres images, de définir ses propres codes visuels, d’inventer des formes nouvelles. Des images souvent en rupture avec les standards étouffants de l’exposition narcissique, des images qui invoquent l’humour, la poésie, le décalage, l’étrange, parfois la beauté, parfois l’horreur ou la violence comme autant d’évasions cathartiques nécessaires.

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